Voulez-vous partir, vous aussi ?
« Voulez-vous partir, vous aussi ? » Cette question que Jésus pose à ses apôtres, frères et sœurs, il nous la pose à nous aussi, régulièrement. On n’est pas ses disciples une fois pour toutes. Sans cesse, le Seigneur sollicite à nouveau notre liberté. Notre relation avec lui ressemble à celle d’un homme avec son épouse : régulièrement, il faut se redire son amour, se re-choisir. Certes, le Seigneur avait conclu une alliance avec le peuple par l’intermédiaire de Moïse, sur le Sinaï, mais une fois en Terre Promise, Il sollicite son peuple, par l’intermédiaire de Josué, le successeur de Moïse, pour savoir s’il veut renouer cette alliance : « S’il ne vous plaît pas de servir le Seigneur, choisissez aujourd’hui qui vous vous voulez servir : les dieux que vos pères servaient au-delà de l’Euphrate, ou les dieux des Amorites dont vous habitez le pays ». Ce jour-là, le peuple répondit : « Plutôt mourir que d’abandonner le Seigneur pour servir d’autres dieux ! » (1° lect.) Comment ne pas faire un parallèle avec Simon-Pierre qui répond à Jésus : « Seigneur, vers qui pourrions-nous aller ? Tu as les paroles de la vie éternelle. Quant à nous, nous croyons, et nous savons que tu es le Saint, le Saint de Dieu. » (év.) Or, nous savons que le peuple de Dieu a souvent abandonné le Seigneur pour servir d’autres dieux. Nous savons que Simon-Pierre a lui aussi abandonné son Maître au moment de la Passion. Notre alliance avec le Seigneur n’est jamais conclue une fois pour toutes, elle est à renouveler sans cesse, et Il nous sollicite toujours plus loin, au-delà de nos limites. Au début de son ministère, des foules immenses venaient à Jésus. Lorsqu’il conclut le discours du Pain de vie, seulement les apôtres et quelques autres décident de continuer à le suivre. Et finalement, au pied de la croix, il ne restera plus que Marie, Jean, et quelques femmes… Alors nous-mêmes, jusqu’où sommes-nous prêts à aller ? Pour suivre le Christ jusqu’au bout, comme l’a fait Marie sa Mère, nous devons renoncer à deux formes de toute-puissance : celle de l’intelligence d’abord, et celle de la volonté ensuite.
Pour commencer, nous devons renoncer à la toute-puissance de l’intelligence. Souvenons-nous comment le serpent de la Genèse a tenté Adam et Eve avec le fruit défendu : « Dieu sait que, le jour où vous en mangerez, vos yeux s’ouvriront, et vous serez comme des dieux, connaissant le bien et le mal. » (Gn 3, 5) Nous voudrions tout connaître et tout comprendre. Ce désir est sain car il est inscrit dans notre nature humaine, éprise de vérité. Mais il nous faut accepter que le Christ (qui est LA vérité) se révèle à nous petit à petit, en fonction de ce que nous sommes capables de porter. C’est ainsi que Jésus dira à ses disciples, avant de retourner au Père : « J’ai encore beaucoup de choses à vous dire, mais pour l’instant vous ne pouvez pas les porter. Quand il viendra, lui, l’Esprit de vérité, il vous conduira dans la vérité tout entière. » (Jn 16, 12‑13) Certains chrétiens cessent de cheminer parce qu’ils ne comprennent pas quelque chose (la souffrance des innocents, par exemple). Certes, nous devons chercher des réponses à nos questions, mais toujours dans la patience et la confiance en Dieu. Tous les saints ont connu une « nuit obscure », mais ils ont continué à suivre le Christ.
Dans la synagogue de Capharnaüm, Jésus dit à ceux qui ne comprennent pas son message: « C’est l’esprit qui fait vivre, la chair n’est capable de rien. Les paroles que je vous ai dites sont esprit et elles sont vie. » On ne peut comprendre instantanément tout le sens des paroles du Christ. Joseph et Marie elle-même ont eu besoin de temps. Ainsi, après les paroles du vieillard Syméon, saint Luc écrit que « le père et la mère de l’enfant s’étonnaient de ce qu’on disait de lui » (Lc 2,32-33). Douze ans plus tard, après l’avoir retrouvé au Temple, il écrit également qu’« ils ne comprirent pas ce qu’il leur disait. » (Lc 2,50) Tout comme un mari et sa femme, même s’ils s’aiment de tout leur cœur, apprennent à se connaître petit à petit, ainsi en est-il de l’homme dans sa relation à Dieu.
Pour suivre le Christ jusqu’au bout, nous devons renoncer à la toute-puissance non seulement de l’intelligence mais aussi de la volonté. Autrement dit, nous devons être prêts, non seulement à ne pas tout comprendre instantanément, mais aussi à ne pas assouvir tous nos désirs et à subir des épreuves. Je peux comprendre la volonté du Seigneur, mais ne pas vouloir la suivre. Au temps de Josué, le peuple qui a contracté une alliance avec Dieu en avait bien saisi le sens, pour l’essentiel, mais il l’a souvent bafouée ensuite.
Dans son discours, Jésus évoque le mystère pascal en disant : « Cela (mes paroles) vous heurte (scandalizein)? Et quand vous verrez le Fils de l’homme monter là où il était auparavant ?… » Le Fils de l’homme est monté aux cieux en étant d’abord élevé sur la Croix. « Cette parole est rude », comme l’ont dit beaucoup de ses disciples qui ont ensuite cessé de le suivre. Même si Pierre a été capable de répondre : « Seigneur, Tu as les paroles de la vie éternelle » et dira plus tard, au moment du dernier repas: « Seigneur, je donnerai ma vie pour toi » (Jn 13,37), il le reniera trois fois ensuite. Il savait ce qu’il devait faire, mais il ne voulait ou ne pouvait pas encore y parvenir.
Ce renoncement à réaliser tous nos désirs (s’ils ne sont pas ceux de Dieu), qui passe parfois par l’acceptation de la souffrance, doit s’incarner dans notre existence, selon notre état de vie. Reprenons l’image du couple. Saint Paul écrit à propos de l’union de l’homme et de la femme dans le mariage: « Ce mystère est grand : je le dis en pensant au Christ et à l’Église. » (2° lect.) La vocation d’un prêtre est extraordinairement haute, puisqu’il représente le Bon Pasteur, mais celle d’un couple l’est tout autant, puisqu’il représente l’amour du Christ pour son Église. Cela implique pour les femmes d’être « soumises à leur mari, comme au Seigneur Jésus », et pour les hommes d’aimer leur femme comme leur propre corps, en se livrant pour elle. Les mots sont très forts : « soumises » d’un côté, « livrés » de l’autre. Se soumettre à quelqu’un sans amour, c’est de l’esclavage. Et se livrer pour quelqu’un sans amour, c’est aussi de l’esclavage. Par amour, au contraire, la femme qui se soumet et l’homme qui se livre ne font vraiment plus qu’un. Mais cela implique des sacrifices de part et d’autre, et donc l’acceptation de la souffrance. S’il y autant de divorces, c’est parce que beaucoup la refusent.
Ainsi, frères et sœurs, le Seigneur nous demande de temps en temps : « veux-tu partir, toi aussi ? » Choisir de suivre le Christ, c’est aussi rejeter les idoles. Notre société infantile est celle du relativisme moral où on refuse de juger, où on s’épuise à vouloir tout faire et à ne rien s’interdire. Cette attitude n’est pas nouvelle, elle apparaît déjà dans l’histoire du peuple élu qui voulait à la fois adorer Yahweh mais aussi d’autres dieux. Malheureusement elle est devenue plus forte aujourd’hui, parce que les possibilités qui nous sont offertes ont été démultipliées. Mais on ne peut grandir qu’en renonçant, comme l’enfant doit renoncer au « tout, tout de suite » qu’il expérimentait dans le ventre de sa mère. Si nous voulons suivre le Christ, nous devons renoncer à tout comprendre et à réaliser tous nos désirs. Seuls ceux inspirés par le Saint-Esprit valent d’être réalisés, même s’il nous faut passer par la souffrance. Pierre, malgré ses reniements et ses faiblesses, a finalement su renoncer à sa propre vie pour suivre le Christ jusqu’au bout. Alors que les Jeux paralympiques vont commencer, admirons ces hommes et ces femmes qui, malgré leur handicap, ne cessent d’aller de l’avant, même si l’épreuve à laquelle ils font face leur semble incompréhensible et lourde à porter. Nous aussi, avec confiance et courage, allons de l’avant à la suite du Christ pour remporter un jour avec lui l’impérissable couronne de gloire !
P. Arnaud