1. Est-ce que ce nombre vous évoque quelque chose ? Selon certaines traditions juives, c’est le nombre de commandements que comprend la Torah. Ces 613 se décomposent alors en 2 : d’un côté, 365 commandements positifs : « fais ceci », correspondant donc à 365 jours dans l’année ; de l’autre 248 commandements négatifs, des interdictions. Ce qui correspondrait, selon ces traditions juives, aux 248 membres du corps humain (ou 248 os). La symbolique est forte : des commandements qui s’inscrivent dans la durée, qui prennent en compte la totalité à la fois du temps et de l’homme. Tout l’homme est concerné par ces commandements.

On comprend alors la question du scribe pour Jésus. Elle est ici bienveillante et sincère ; ce n’est pas un piège pour Jésus. Le scribe a entendu les réponses de Jésus aux pharisiens, les a trouvées pertinentes, et vient donc chercher auprès de lui un éclairage sur ce qui habite son cœur. Quel est le premier de tous les commandements ? Examinons ensemble la réponse du Christ.

Ecoute, Israël : le Seigneur notre Dieu est l’unique Seigneur. La réponse de Jésus commence par ces mots, qui sont comme la clé de compréhension du reste. Jésus ici n’invente rien : il reprend textuellement l’Ancien Testament, la Torah, qui met l’accent sur l’unicité de Dieu. Il cite le Sh’ma Israël, la prière juive la plus connue, récitée plusieurs par jour par ces communautés. Cette foi en un Dieu unique, et non en une multiplicité de divinités, vient différencier le peuple hébreu des peuples environnants de l’époque. C’est pourquoi ils se transmettent ce commandement de génération en génération. Le Seigneur notre Dieu est l’unique Seigneur. Puisqu’il y a un seul Dieu, il y a possibilité de l’aimer tout entier, sans être déchiré, sans être partagé entre plusieurs entités. Tout part donc de cette unicité de Dieu. Il s’agit d’être pleinement orienté vers lui.

Je vais prendre une petite image ici. Si notre intériorité était une lampe de poche, il s’agit d’orienter le faisceau lumineux vers Dieu, de n’éclairer que lui, sans hésiter, sans chercher à regarder ailleurs. Orienter notre faisceau lumineux vers Dieu seul.

Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme, de tout ton esprit et de toute ta force. L’enjeu est de comprendre ici ce que désigne le cœur dans la Bible. Ce n’est pas seulement le lieu des émotions et des sentiments. Le cœur, au sens biblique, désigne l’ensemble de la vie intérieure de la personne humaine, le noyau de tout être humain, son centre le plus intime. C’est le lieu où toute la vie humaine s’unifie, c’est ce qui fonde l’identité de la personne. Jésus commence ici par tu aimeras le seigneur ton Dieu de tout ton cœur pour dire que l’on aimera le Seigneur de toute notre personne…  Aimer Dieu avec tout ce qui fait que nous sommes  nous-mêmes quelqu’un d’unique. Dans sa toute dernière encyclique autour du Sacré Cœur, Dilexit Nos, sortie il y a une dizaine de jours, le pape François écrit ainsi : « le cœur est le lieu de la sincérité où l’on ne peut ni tromper ni dissimuler. Il s’agit de ce qui est authentique, réel, vraiment “à soi”, ce qui n’est ni apparence ni mensonge ». Il s’agit donc d’aimer le Seigneur en vérité, de toute sa personne.

Jésus décline ensuite alors les composantes de la personne : de toute ton âme, de tout ton esprit (ou intelligence), et de toute ta force. Aimer Dieu de tout notre cœur… implique toutes ces dimensions. C’est donc bien l’homme dans sa totalité. Ce n’est pas qu’un simple amour « de sentiment ». Il s’agit d’aimer Dieu y compris dans la recherche rationnelle de mieux le connaître – on ne peut séparer cet amour de la raison ; on ne peut rester à une foi ou un amour qui ne cherche pas à comprendre. Notre intelligence fait partie de notre être, sans s’y réduire, et doit être impliquée dans cet amour. Aimer Dieu de toute notre force sous-entend qu’il peut y avoir des difficultés pour aimer fidèlement ; cet amour aura à surmonter des épreuves. Il y a un engagement personnel, dans cette « bataille » pour aimer. C’est la place de la volonté.

Avec cette deuxième partie de ce commandement, Jésus insiste ainsi sur un nouvel aspect : certes, notre lampe de poche intérieure est toute entière tournée vers Dieu. Mais elle doit l’être avec son intensité maximale. Toute notre personne y est, on n’est pas en train d’économiser de la batterie, de la mettre en mode économie d’énergie. Un faisceau lumineux entièrement orienté vers Dieu, à son intensité maximale.

On en vient alors au second commandement. « Tu aimeras ton prochain comme toi-même ». Et là, cela peut sembler paradoxal. Si on a déjà impliqué toute sa personne pour aimer Dieu, et s’il s’agit de n’aimer vraiment que lui, comme peut-on alors en plus aimer son prochain comme soi-même ? Pour comprendre cela… Avez-vous déjà vu un faisceau de lumière blanche qui traverse un prisme (vous savez, une sorte de pyramide transparente) ? La lumière blanche arrive d’un côté, traverse le prisme, et, de l’autre côté,  sort sous la forme de faisceaux lumineux de toutes les couleurs de l’arc en ciel. On perçoit alors que la lumière blanche initiale est en fait composée de lumières de plein de couleurs différentes.

Je pense que cela peut illustrer l’amour que nous avons pour Dieu. Cet amour pour le Seigneur notre Dieu, l’unique, c’est cette lumière blanche. C’est ce faisceau lumineux tout entier orienté vers Dieu… C’est notre cœur sans partage. Pour autant, cette lumière blanche, elle est composée d’une infinité de rayons lumineux de couleurs différentes. Chacun de ces rayons correspond à l’amour que nous avons envers quelqu’un de concret, dont nous-mêmes… Nous comprenons que le second commandement est alors très lié au premier. Aimer Dieu de tout son cœur, de toute sa personne, demande d’aimer en particulier notre prochain…  Pour la lumière, pour qu’elle soit parfaitement blanche, il faut que toutes les couleurs soient représentées. De même, pour que notre amour pour Dieu soit parfait et pur, il s’agit que notre amour du prochain s’adresse effectivement à chacun, sans mettre qui que ce soit de côté. Sinon il manque quelque chose. En aimant mon frère, ma sœur, c’est Dieu que j’aime à travers lui et à travers elle.

Aimer Dieu et aimer son prochain comme soi-même ne sont donc pas incompatibles, voire sont semblables. Nous sommes appelés à être cette lumière blanche : orientée tout entière vers Dieu, à pleine intensité, et comprenant l’ensemble des couleurs de l’arc-en-ciel, c’est-à-dire en aimant chacun de ceux qui nous entourent – et nous-mêmes.

C’est en ce sens que le scribe peut dire qu’aimer Dieu et son prochain comme soi-même vaut mieux que tous les sacrifices et offrandes : pour Dieu, ce qui compte, c’est notre conversion intérieure, notre orientation pleine et entière vers lui. Ce que des sacrifices et offrandes qui ne resteraient qu’extérieurs n’assurent pas. Il s’agit alors de vivre cette conversion intérieure, aidé pour cela par le Christ. Il est cette lumière à laquelle nous sommes appelés à ressembler, il est celui capable de s’offrir pleinement à Dieu, une fois pour toutes, et pour tous. Disposons alors notre cœur – notre personne tout entière – pour l’accueillir dans son eucharistie, et nous laisser illuminer par lui. Amen.