Le Seigneur t’avait livré entre mes mains.
Docteur Jekyll ou Mister Hyde ? Frères et sœurs, le célèbre personnage créé par Robert Stevenson et paru dans son roman en 1886 nous ressemble tous. Après avoir bu un breuvage, Jekyll est parvenu à séparer son âme en deux, l’une bonne et l’autre mauvaise. Certes, nous ne sommes pas schizophrènes, mais nous sommes tous « habités » par deux personnages : le premier Adam et le dernier Adam. Nous sommes liés au premier Adam par la nature humaine, qui a été corrompue par le péché. Nous sommes liés au dernier Adam par la grâce divine, que le Christ est venu nous offrir. Chacun de ces deux Adam agit d’une manière qui lui est propre. Le premier tend vers la terre, le second tend vers le ciel. Comme l’écrit saint Paul aux Corinthiens, « puisque Adam est pétri de terre, comme lui les hommes appartiennent à la terre ; puisque le Christ est venu du ciel, comme lui les hommes appartiennent au ciel. » (2° lect.) Nous sommes donc les acteurs d’un combat qui met aux prises en nous les deux Adam, et c’est à nous de les départager pour donner à l’un la victoire. Mais alors que dans le roman de Stevenson, le Dr Jekyll voit le mal prévaloir et préfère se donner la mort pour éviter que Mr Hyde ne prenne le dessus, la Bonne Nouvelle chrétienne est que le nouvel Adam est plus fort que l’ancien, et que nous pouvons être transformés par lui, et même en lui : « de même que nous sommes à l’image de celui qui est pétri de terre, de même nous serons à l’image de celui qui vient du ciel » (2° lect.). Qu’est-ce qui différencie les deux Adam ? Alors que le premier n’a pas su vivre selon la justice, le dernier est venu nous apporter la miséricorde. Entre ces deux Adam, il y a un intermédiaire, l’homme de l’Ancienne Alliance qui cherche à être juste mais qui ne réussit pas toujours à l’être. Il est personnifié par le roi David. Afin de nous aider à faire mourir en nous « le vieil homme » et à laisser surgir « l’homme nouveau », fixons le projecteur sur chacun de ces trois Adam successivement.
Qui est le premier Adam ? Il est celui qui a désobéi à Dieu. A cause de son péché, il a corrompu la nature humaine, et ses descendants sont tombés de plus en plus bas. Son fils Caïn, d’abord, a commis le premier fratricide. Mais plus tard, voici comment un de ses descendants, Lamek, se vante auprès de ses femmes : « Pour une blessure, j’ai tué un homme ; pour une meurtrissure, un enfant. Caïn sera vengé sept fois, et Lamek, soixante-dix fois sept fois ! » (Gn 4,23‑24) Le mot est lâché : la vengeance… C’est l’un des mots qui caractérise l’homme séparé de Dieu : il répond au mal par le mal, et si possible par un mal plus grand que celui qu’il a subi. C’est pourquoi l’on assiste parfois à un déchaînement, ou encore à une escalade de la violence. Lamek existe encore, et peut-être nous laissons-nous parfois entraîner comme lui par des désirs de vengeance ?
L’Adam intermédiaire est celui de l’Ancienne Alliance. Après le déluge, le Seigneur a voulu recréer l’homme non par la destruction physique du mal, mais par la Foi et par la Loi. Après avoir appelé Abraham, le « père des croyants », il a donné la Loi à Moïse sur le Sinaï. Avec la Loi, la violence est canalisée : « œil pour œil, dent pour dent » (Ex 21,24) Le maître mot est celui de justice, même si apparaissent déjà dans l’Ancienne Alliance des appels à la miséricorde[i]. Mais « la Loi fait seulement connaître le péché » (Rm 3,20), « la justice de Dieu est donnée par la foi en Jésus Christ » (Rm 3,22). David personnifie bien l’Adam intermédiaire, qui cherche à être juste selon la Loi mais n’y parvient pas toujours et qui croit non en Jésus Christ (et pour cause) mais en la miséricorde divine. Il a été capable du meilleur mais aussi du pire. La première lecture relate le meilleur : alors qu’il est injustement poursuivi à mort par le roi Saül qui est jaloux de lui, et que l’occasion se présente où il pourrait tuer lui-même son ennemi, il se retient et ne porte pas la main contre l’oint du Seigneur (1Sm 26,11). Mais plus tard, il commettra le pire : songeons notamment à l’adultère avec Bethsabée et au meurtre de son mari. Puis il fera preuve d’orgueil en voulant recenser son peuple. Mais à chaque fois, il a su se relever de ses chutes en accueillant le pardon du Seigneur.
Le dernier Adam est le Christ. La Loi de Moïse représentait un immense progrès en vue de la recréation de l’homme, mais elle n’était qu’une étape. Dans le sermon sur la montagne, Jésus dit plusieurs fois à la foule : « Vous avez appris qu’il a été dit aux anciens : … Eh bien moi, je vous dis… » (Mt 5) L’évangile de ce dimanche illustre parfaitement le passage de l’ancienne à la nouvelle alliance. Le célèbre rabbin Hillel avait dit : « Ce qui t’est désagréable, ne le fais pas à autrui. C’est là toute la Loi, le reste n’est que commentaire ». Jésus, lui, va beaucoup plus loin : « Ce que vous voulez que les autres fassent pour vous, faites-le aussi pour eux » et surtout : « Aimez vos ennemis, faites du bien à ceux qui vous haïssent » ou encore : « À celui qui te frappe sur une joue, présente l’autre joue ». Cette morale peut nous sembler à la fois naïve et inaccessible. Quel parent demandera à ses enfants d’agir ainsi dans la cour de récréation ? En fait, il s’agit de montrer à son ennemi une autre facette de soi-même, comme Jésus lui-même l’a fait lorsque le serviteur du grand prêtre l’a giflé. L’expérience montre que le choix de la miséricorde est non seulement possible, mais aussi fécond. Après la première guerre mondiale, les Alliés ont voulu écraser l’Allemagne. Résultat : une deuxième guerre mondiale. Après celle-ci, les Alliés – sous l’impulsion de chrétiens tels que Jean Monnet, Robert Schuman, Konrad Adenauer, Alcide de Gasperi – ont opté pour la voie du pardon et de la réconciliation. Résultat : une amitié franco-allemande qui dure depuis 75 ans et qui aurait semblé impossible à beaucoup de nos grands-parents. De même, l’Afrique du Sud a pu se relever de l’apartheid (même si beaucoup reste à faire) parce que Nelson Mandela et Desmond Tutu ont décidé d’accorder l’amnistie aux anciens bourreaux afrikaners qui reconnaissaient leurs fautes.
Ainsi, frères et sœurs, Dr Jekyll peut l’emporter sur Mister Hyde, « l’homme nouveau » en nous peut prendre le pas sur « l’homme ancien ». Mais parfois, la barre nous semble trop haute et la franchir semble impossible. Alors, comment faire dans ce cas-là ? Nous souvenir que la morale chrétienne est avant tout fondée sur la grâce. Ce que nous n’avons pas la force d’accomplir, le Seigneur peut le réaliser en nous, lui qui est pour nous un Père « bon pour les ingrats et les méchants » et un Frère qui a dit sur la Croix : « Père, pardonne-leur : ils ne savent pas ce qu’ils font. » (Lc 23,34) Prenons exemple sur saint Pierre. Comme David, il a été capable du meilleur (admirons son audace lorsqu’il se jette à l’eau pour rejoindre Jésus sur la mer) et du pire (avec en particulier son triple reniement). Mais lui aussi a su se relever de toutes ses chutes, car lui aussi a cru en la miséricorde du Seigneur. Alors, sommes-nous prêts à laisser toute la place au nouvel Adam en nous ? à nous laisser transformer jusqu’au bout ? à aimer nos ennemis, et à faire du bien à ceux qui nous haïssent ? Si nous l’acceptons, nous serons véritablement les fils de Dieu et Il versera dans nos cœurs une mesure bien pleine, tassée, secouée, débordante de sa propre Miséricorde… Bénissons le Seigneur qui « n’agit pas envers nous selon nos fautes, ne nous rend pas selon nos offenses » (ps.) et en cette période marquée par de multiples conflits, prions pour la paix et la réconciliation entre les nations.
P. Arnaud
[i] « Si tu rencontres le bœuf ou l’âne de ton ennemi qui vague, tu dois le lui ramener » (Ex 23,4). Ou encore : « Si ton ennemi a faim, donne-lui à manger, s’il a soif, donne-lui à boire, c’est amasser des charbons sur sa tête et le Seigneur te le revaudra. » (Pr 25,21‑22)