Tu aimeras

« Quel est le premier de tous les commandements ? » En posant cette question à Jésus, frères et sœurs, le scribe pose la question de l’essentiel.  Pour un Juif pieux, aussi bien à l’époque de Jésus qu’aujourd’hui, il existe 613 commandements à pratiquer. Dans notre mentalité moderne, le mot « commandement » a mauvaise presse, il est synonyme de carcan qui empêche d’être libre. C’est d’autant plus vrai quand on parle d’amour, qui est vu avant tout comme un sentiment indomptable[i]. C’est parce que beaucoup de nos contemporains considèrent notre religion comme un ensemble d’obligations lourdes à porter qu’ils la rejettent. Pour nos frères juifs, la multiplicité des commandements (365 interdictions, actes « à ne pas faire », et 248 préceptes, actes « à accomplir ») leur permet de penser continuellement au Seigneur. Pour nous aussi, les chrétiens, les commandements du Seigneur ne sont pas des fardeaux, mais au contraire des ailes qui nous permettent de nous élever vers le Ciel. Ces ailes sont les deux commandements que cite Jésus. Le premier est celui que les Juifs récitent chaque jour dans le shema Israël : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme et de toute ta force. » (Dt 6,5) Le second est : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même » (Lv 19,18). Pourquoi avoir uni ces deux commandements ? Parce que l’amour de Dieu est illusoire, s’il ne se concrétise pas dans l’amour du prochain et de soi[ii]. Inversement, l’amour du prochain et de soi-même est égoïste, s’il ne trouve sa source dans l’amour de Dieu[iii]Cherchons maintenant à comprendre les deux commandements.

 

« Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme et de toute ta force. » Pour commencer, soulignons le mot « tout », qui revient 3 fois. Le Seigneur nous appelle à l’aimer non de manière tiède, mais avec ferveur. Dans l’Apocalypse, il dit à l’Église de Laodicée : « puisque tu es tiède, ni froid ni brûlant, je vais te vomir. » (Ap 3,16) Nous sommes tentés d’aimer Dieu lorsque cela nous arrange, et de l’abandonner ou seulement de nous éloigner lorsque cela nous devient pénible. La croix est ainsi la mesure de l’amour, c’est à son pied que Jésus reconnaît ses vrais amis. Lui-même nous a TOUT donné : « Il n’a pas besoin, comme les autres grands prêtres, d’offrir chaque jour des sacrifices, d’abord pour ses péchés personnels, puis pour ceux du peuple ; cela, il l’a fait une fois pour toutes en s’offrant lui-même » (2° lect.) Si c’est le cœur qui est convoqué en premier pour aimer le Seigneur, c’est qu’il représente le centre de la personne. Dans la magnifique encyclique Dilexit nos qu’il vient de publier sur le Cœur de Jésus, le pape indique que « le cœur est le centre de la personne, le lieu de la sincérité où l’on ne peut ni tromper ni dissimuler » (§4-5). Pourquoi la Bible répète-t-elle 3 fois le mot « tout », au lieu de se contenter de l’expression « de tout ton cœur », déjà si riche ? Parce que nous sommes appelés à aimer le Seigneur non seulement avec ferveur, comme un cœur amoureux qui bat la chamade, mais aussi avec toutes les composantes de notre être : avec notre âme, dans laquelle réside notre intelligence et notre volonté ; avec notre esprit, qui nous relie à l’Esprit de Dieu ; avec notre force, qui se rattache au corps. Certains chrétiens aiment Dieu avec leur âme, mais ne prennent pas la peine de lui ouvrir leur esprit dans la prière. D’autres se servent peu ou mal de leur corps pour prier. Les Juifs religieux, au contraire, prient en se balançant d’avant en arrière. D’autres chrétiens encore aiment Dieu sans se servir de leur intelligence, préférant garder la « foi du charbonnier » plutôt que de se former par des lectures ou des enseignements[iv].

 

« Tu aimeras ton prochain comme toi-même ». L’amour de Dieu est bien le premier commandement, mais il doit se concrétiser dans l’amour de l’autre. Pourquoi cette unité entre les deux commandements ? Parce que Dieu s’est fait homme. Depuis la Création, mais de manière plus évidente encore depuis que « le Verbe s’est fait chair » (Jn 1, 14), le bonheur et la souffrance de l’un sont aussi le bonheur et la souffrance de l’autre …

Le frère que je dois aimer, l’Écriture l’appelle mon prochain pour éviter qu’il ne demeure une entité abstraite. Il est facile d’aimer l’humanité entière, mais plus difficile d’aimer mon voisin qui me dérange. Et celui qui me dérange le plus, c’est celui qui est pauvre, car il a vraiment besoin de moi. Dans la Torah, Dieu a déjà demandé à son peuple un amour privilégié pour les plus pauvres, qui étaient à l’époque de Moïse l’émigré, la veuve et l’orphelin[v]. Jésus a fait de même dans la parabole du bon samaritain (Lc 10,25-37). Le prêtre et le lévite croyaient sans doute aimer Dieu, ils croyaient sans doute aimer les autres, mais ils n’ont pas su aimer l’homme à moitié mort qu’ils ont rencontré sur le bord du chemin.  Le samaritain, au contraire, a su se faire proche de l’homme qui avait besoin de lui.

Le prochain, c’est mon frère humain, mais c’est aussi la créature qui vit avec moi sur la même planète, et qui attend avec impatience la révélation des fils de Dieu (Rm 8,19). Saint François se considérait comme frère universel, non seulement des autres humains mais aussi du soleil, des oiseaux… Plus que jamais, nous devons aider ces créatures que nous avons trop longtemps négligées ou martyrisées.

A l’amour du prochain, le commandement du Lévitique ajoute : « comme toi-même ». Je ne peux pas aimer pleinement Dieu et mon prochain si je ne m’aime pas moi-même. Il ne s’agit pas de se comporter de façon narcissique, mais de reconnaître que nous avons été créés à l’image même de Dieu et qu’Il nous a aimés au point de nous sauver par son Fils. « Le Fils de Dieu m’a aimé et s’est livré pour moi » écrivait saint Paul (Ga 2,20) La véritable humilité ne pousse pas à se déprécier, mais à dire au contraire : « Je reconnais devant toi le prodige, l’être étonnant que je suis ! » (Psaume 139) C’est ainsi que la Vierge Marie s’écrie dans le Magnificat : « Le Puissant fit pour moi des merveilles ; Saint est son nom ! » (Lc 1,49) Et le pape saint Léon s’écriait : « Chrétien, reconnais ta dignité ! »[vi]

 

Ainsi, frères et sœurs, le Seigneur nous appelle à un triple amour : pour Lui-même, pour notre prochain, et pour nous-mêmes. Ce triple amour n’en fait qu’un, car il est le Don de Celui qui est l’Amour. Je ne peux aimer Dieu de tout mon être, et mon prochain comme moi-même, que si je me laisse d’abord aimer par le Seigneur (c’est pourquoi le commandement du Dt ne vient qu’au chapitre 6 et après l’injonction « écoute », qui suit le rappel de toutes les merveilles qu’Il a faites pour son peuple). Malheureusement, pour beaucoup, Dieu et l’homme sont en concurrence. N’est-ce pas précisément ce que le serpent de la Genèse a voulu faire croire à Adam et Eve[vii] ? L’homme oscille ainsi entre deux tentations : un amour de Dieu qui est une haine du monde, et un amour du prochain et de soi-même qui est une haine de Dieu[viii]. Le Christ, lui, a aimé son Père de tout son être, et il nous a aimés jusqu’à nous donner sa vie. Il passait des nuits entières en prière, et des journées entières à servir les hommes par sa parole et par ses miracles. Au moment de la dernière Cène, il a résumé les deux grands commandements en un nouveau : « Comme je vous ai aimés, vous aussi aimez-vous les uns les autres. » (Jn 13,34) Sur la croix, formée par une poutre verticale et une poutre horizontale, il manifesta la perfection de son amour pour Dieu et pour les hommes. Après avoir promis au bon larron : « aujourd’hui, avec moi, tu seras dans le Paradis » (Lc 23,43), il s’écria : « Père, entre tes mains je remets mon esprit. » (Lc 23,46) Immergeons-nous toujours plus dans l’océan de l’amour de Dieu, afin que cet amour jaillisse plus fort de nos cœurs pour Lui, pour nos frères et pour nous-mêmes.

P. Arnaud

 

[i] « L’amour est un oiseau rebelle, que nul ne peut apprivoiser… L’amour est enfant de Bohême, il n’a jamais, jamais connu de loi » (Georges Bizet, Carmen).

[ii] En tuant son frère Abel, Caïn manifesta que son sacrifice pour le Seigneur n’avait pas été accompli avec amour.

[iii] Les communistes du XXème siècle, à l’image des hommes qui construisirent la tour de Babel, rêvaient d’établir une fraternité universelle, mais leur illusion se manifesta par les dizaines de millions de morts qu’elle provoqua

[iv] Tous les saints ont mis en pratique le premier commandement. Bruno abandonna tout pour chercher Dieu dans la solitude de la chartreuse. François d’Assise et Dominique, avant de se donner au service de leurs frères pendant le jour, passaient une partie de leurs nuits en prière. Et Mère Teresa ne passait pas une journée sans recevoir l’eucharistie et sans prendre un temps d’oraison, alors même qu’elle y éprouvait beaucoup de sècheresse.

[v] « Tu ne maltraiteras point l’immigré qui réside chez toi, tu ne l’opprimeras point, car vous étiez vous-mêmes des immigrés en Égypte. Vous n’accablerez pas la veuve et l’orphelin» (Ex 22,20-21)

[vi] Reprenons l’exemple de Mère Teresa : en quittant le couvent où elle menait sa vie de religieuse, elle n’aspirait qu’à servir Dieu et les plus pauvres. Le premier jour, elle partit dans les rues de Calcutta en se nourrissant à peine, tant sa générosité était grande. Le jour où elle perdit connaissance, épuisée par la fatigue, elle comprit qu’elle ne pourrait bien servir son prochain que si elle savait prendre des forces pour elle-même. Depuis lors, elle prit de solides repas avant d’aller aider les miséreux.

[vii] « Dieu sait que, le jour où vous en mangerez (du fruit de l’arbre au milieu du jardin), vos yeux s’ouvriront, et vous serez comme des dieux, connaissant le bien et le mal. » (Gn 3,5)

[viii] Le tsar Ivan le terrible, croyant servir Dieu, maltraita et fit exécuter des milliers de personnes. A l’opposé, le philosophe Nietzsche écrit dans plusieurs de ses ouvrages : « Dieu est mort ». Dans Ainsi parlait Zarathoustra, il en conclut : « Ne sommes-nous pas forcés de devenir nous-mêmes des dieux ? »